L'impact d'un livre de Jorge Méndez Blake © Jorge Méndez Blake

L'impact d'un livre de Jorge Méndez Blake : une symbolique forte

 

L’artiste mexicain Jorge Méndez Blake s’emploie à utiliser la littérature en tant qu’outil conceptuel afin de créer des arts visuels symboliquement forts. Par ses oeuvres, il tente de mettre en exergue les liens entre l’écriture, l’art classique, l'architecture et la culture historique/géographique.

Un art visuel engagé au service de l’humanisme

Né en 1974, Jorge Méndez Blake est un créateur conceptuel mexicain en techniques mixtes, soit une approche par laquelle l’artiste utilise au moins deux moyens artistiques différents. Les nombreux murs conceptualisés par Jorge Méndez Blake dans ses oeuvres s’expliquent sans doute par sa formation initiale, ayant obtenu son diplôme d'architecte à l'Instituto Tecnológico y de Estudios Superiores de Occidente en 1997.

L’objectif de Jorge Méndez Blake est de proposer une réflexion relative aux manifestations culturelles. Vivant et travaillant dans la ville de Guadalajara au Mexique, Jorge Méndez Blake se sert de son art pour véhiculer des messages souvent engagés politiquement, comme cela est le cas pour ses oeuvres intitulées The Castle et Amerika dans le monde anglophone.

The Castle, un mur chargé de symboles

Nommée initialement El Castillo, l’oeuvre réalisée par Méndez Blake est pleine de symboles. Construite pour la première fois en 2007 à la bibliothèque publique José Cornejo Franco de Guadalajara, l'installation a par la suite été exposée à plusieurs reprises, notamment au musée d'art moderne de Mexico et à la galerie d'art contemporain Meessen De Clercq de Bruxelles.

Jorge Méndez Blake, The Castle, 2011

Jorge Méndez Blake, exposition Le Château à Paris, 2011. | © Pierre Antoine

L’installation originale consiste en un impressionnant mur de briques, mesurant près de 23 mètres de long et 4 mètres de haut. Un livre – le roman inachevé Das Schloss (« Le Château » en français) de Franz Kafka publié en 1926 à titre posthume à l’initiative de son ami écrivain et journaliste Max Brod – est inséré à la fondation de ce mur sans mortier, créant une voûte qui s’étend jusqu’au sommet de la structure précaire.

Pour en comprendre la symbolique forte entre écrasement et déstabilisation, faut-il encore se plonger dans l’histoire de ce roman de Kafka. Le récit suit les aventures du héros « K. », dont aucune indication particulière n’est donnée à son sujet. Arrivé dans un village, K. tente en vain d’entrer en contact avec les autorités locales (qui auraient sollicité ses services) afin d'officialiser son statut d'arpenteur. Particulièrement sombre, Le Château décrit l’incompréhension de K., victime d’une longue succession de malentendus avec les villageois, la hiérarchie du château étant en outre totalement inaccessible.

Le roman de Franz Kafka Le Château sous un mur de briques

Le roman de Franz Kafka Le Château sous un mur de briques. | © Pierre Antoine

Le livre, coincé sous ce mur, incarne la confrontation entre le citoyen et la société dans son ensemble, l’être isolé et le groupe social/culturel. Le message de Jorge Méndez Blake fait aussi indirectement le lien avec l'ouvrage de Kafka qui évoque l'aliénation de l'individu face à une bureaucratie totalement coupée des réalités quotidiennes de la population. Une incompréhension ressentie à la lecture du roman de Kafka parfaitement transposable/comparable à la perturbation de l’esprit éprouvée à la découverte de ce mur déformé par un simple livre.

L’oeuvre The Castle de Méndez Blake laisse entendre que si un individu peut effectivement être écrasé par un groupe de personnes (ou ici en l'occurrence un livre écrasé par des briques), il suffit aussi d’un seul élément déclencheur pour faire vaciller l’ensemble d’une structure aussi lourde et forte soit-elle. C’est aussi le symbole d’un livre porteur d’un message qui bouleverse les certitudes solidement ancrées : le papier est-il réellement moins solide que la brique, un simple mot peut-il vaincre un long discours ?

Le mur Amerika, où le symbole de l’oppressé contre la répression

En mai 2019, à la James Cohan Gallery de New York, l’artiste mexicain expose un mur intitulé Amerika, en référence au premier roman inachevé de Franz Kafka dont l’écriture a débuté entre 1912 et 1914 noteBien que publié plus tard, il a été écrit avant Le Procès et Le Château.. Le mur, composé de briques allant du marron foncé à des tons plus chauds, est ondulé en son centre en raison d’un livre – Amerika de Kafka – posé à sa base.

Exposition du mur Amerika à la James Cohan Gallery de New York en mai 2019.

Exposition du mur Amerika à la James Cohan Gallery de New York en mai 2019. | © Jorge Méndez Blake

L’ouvrage, publié la première fois à titre posthume en 1927 sous le titre Der Verschollene (« La personne disparue ») et traduit dans d’autres langues par « Le disparu » ou bien encore « Perdu en Amérique », n’a pas été choisi au hasard par Jorge Méndez Blake. En effet, ce roman de Kafka raconte l'histoire de Karl, un adolescent contraint de fuir son pays pour vivre le mirage du « rêve américain ». Car, au fur et à mesure des pages, le périple de Karl aux États-Unis s’apparente de plus en plus à un véritable cauchemar : il commence par perdre ses biens matériels (dont l’unique photographie de ses parents), son emploi et ses moyens de subsistance. Karl est en outre poursuivi par la police, étant faussement accusé d’un crime qu’il n’a pas commis. Le récit place l’exploitation des plus vulnérables au centre de la réflexion.

Or, l’exposition du mur Amerika en mai 2019 intervient à un moment de fortes tensions politiques aux États-Unis. Après l'échec des négociations entre le Congrès et la Maison Blanche sur le budget visant notamment au financement de la construction d'un mur à la frontière mexicaine, les États-Unis entrent en période de shutdown (un arrêt des activités gouvernementales), le plus long de l’histoire du pays. À l’époque, le président Donald Trump souhaite ériger un « beau et grand mur » entre les États-Unis et le Mexique afin de lutter contre l’immigration illégale.

Clôture séparant la ville de Tijuana (Mexique) à droite, des États-Unis.

Clôture séparant la ville de Tijuana (Mexique) à droite, des États-Unis, dans le secteur de San Diego. | © Wikimedia Commons

Replacer l’oeuvre Amerika de Jorge Méndez Blake dans son contexte politique et sociétal ne fait que souligner plus encore le symbolisme du message de l’artiste mexicain. La voûte du mur produite par le livre sépare suffisamment les briques pour laisser passer la lumière, tel un espoir naissant. Et, ce qui apparaissait de prime abord comme une « anomalie » du mur, se métamorphose rapidement dans notre esprit en une courbure gracieuse. Car ce mur séparant l’espace en deux parties, ou en deux pays selon le contexte politique, semble être le plus fragile à l’endroit précis où est posé l'ouvrage. Aussi, la rupture des fondations du mur et, par extension, des frontières artificielles créées par les humains, apparait dès lors possible en recourant à la lecture, à la culture et par conséquent à l'intercompréhension entre les différents groupes sociaux. Inversement, la lourdeur des briques compresse, voire écrase le roman. Pour autant, le livre – qui pourrait incarner ici les plus fragiles d’entre nous – résiste au poids de l’oppression, parvenant même à changer la courbe du mur et ainsi, peut-être, la courbe de l’histoire.

Jorge Méndez Blake entend par son art interroger sur les fonctions des barrières invisibles, défendues le plus souvent par les idéologies nationalistes, le racisme ou les disparités économiques.